Sueur froide
(ou pourquoi j’ai choisi traductrice
et pas DRH, comme métier)
L’aut’jour, j’ai vu passer le nom de X sur la liste des inscrits à une soirée de traducteurs à laquelle je devais me rendre. Et j’ai pensé : « Aïe. » (Mais en plus vulgaire.) J’espérais naïvement ne jamais recroiser X de toute ma vie et, dans les faits, cela faisait plus de six ans que j’avais réussi à l’éviter, donc on était en bonne voie.
X, c’était un traducteur qui travaillait pour A. quand j’y étais salariée (j’y ai relu des traductions et simulé des sous-titres à la chaîne pendant quelques mois en 2005). X travaillait beaucoup pour A., il adaptait pour eux entre deux et quatre programmes par mois dans des genres variés et pour différentes chaînes (de l’émission people au docu intello, en passant par la téléréalité).
Je ne l’ai vu en chair et en os qu’une fois : 1 m 90 au bas mot, une carrure d’armoire à glace, une roulée au bec (allumée, bien sûr) (oui, dans mon bureau) (en même temps, moi aussi je clopais dans mon bureau) (autres temps, autres mœurs) et une expression de poète maudit qui n’allait pas du tout avec son look de déménageur et sa chemise à carreaux. Les rares fois où je l’avais au téléphone, il m’expliquait que ce qu’on lui faisait traduire était de la merde et qu’il en avait marre d’adapter des programmes qui n’étaient rien d’autre que de la vilaine propagande capitalistico-américaine voyeuriste et démago destinée à enfumer les masses.
(Bon, objectivement, il n’avait pas complètement tort vu qu’il traduisait pas mal de programmes de ce genre-là, qui n’élevaient pas particulièrement le niveau en matière intellectuelle :
Mais en général, il n’est pas recommandé de répéter ça régulièrement à son client principal – surtout sur ce ton-là. On peut tout à fait se permettre une remarque un peu ironique et/ou amusée sur la nature de tel ou tel programme avec un client qu’on connaît bien, hein, mais cracher dans la soupe à ce point-là, ça me paraissait quand même limite. Quand on a un tel mépris pour la télé, on ne bosse pas dans l’audiovisuel, en somme, on change de crèmerie.)
Ça faisait peut-être deux mois que j’occupais mon poste quand je me suis rendu compte que je devais consacrer trois fois plus de temps aux traductions de X qu’à celles des autres free-lances. Déjà, pour une raison obscure, X traduisait ses voice-over de documentaires dans un logiciel de sous-titrage et faisait ensuite un export Word tout pourri et inutilisable tel quel qu’il retouchait à peine, ce qui m’obligeait à refaire la mise en page et à raccourcir les timecodes trop longs (si tu ne vois pas à quoi ressemble un export Word d’Ayadaube, lecteur bienveillant et intéressé mais pas traducteur de l’audiovisuel de ce blog, suffice it to say que la manœuvre était bien laborieuse et prenait vachement de temps inutilement).
J’ai écrit un petit mail poli à X pour lui faire remarquer que ça ne m’amusait pas particulièrement, ses fantaisies de mise en page. Il m’a répondu que lui, ça lui faisait grave gagner du temps. Je lui ai répondu que moi, ça m’en faisait grave perdre. Il n’a pas répondu. La traduction suivante était présentée exactement comme les précédentes.
Avant de poursuivre mon offensive, je me suis un peu renseignée sur la situation diplomatique à laquelle j’avais affaire (dans un secteur où le piston est un art de vivre, il faut toujours se renseigner sur la situation diplomatique à laquelle on a affaire). X avait commencé à bosser pour A. par le biais de la fille qui occupait mon poste avant moi, laquelle était partie fâchée avec la direction de la boîte. J’avais donc le champ libre en termes de susceptibilités à ménager chez mon employeur.
Parce qu’il faut dire qu’il n’y avait pas que la mise en page qui déconnait, chez X. Manifestement, il se relisait assez peu et n’activait même pas son correcteur d’orthographe, au vu des coquilles largement évitables qui traînaient dans ses fichiers. Ses phrases étaient souvent bancales, pas très fluides. Surtout, plus le temps passait, moins ses traductions étaient idiomatiques, et plus elles étaient calquées sur l’anglais, comme s’il se donnait de moins en moins de mal… Et plus il fallait passer de temps à les réécrire, du coup, ce qui commençait à me gaver sérieusement.
J’ai fait un petit récapitulatif de ce qui me chiffonnait avec quelques exemples aussi percutants qu’édifiants, j’ai envoyé le tout à X avec un mot d’accompagnement destiné à le ménager et lui ai proposé de m’appeler pour en discuter. Non, m’a-t-il répondu, pas besoin qu’on s’appelle. Il ne voyait pas bien de quoi je parlais. Et puis je l’emmerdais, en plus, avec mes histoires de présentation et il s’en foutait que les comédiens butent sur ses phrases.
La traduction suivante, j’ai dû la réécrire en entier. Opération qui prend encore plus de temps que de refaire une traduction de zéro, parce qu’on est influencé par les conneries du premier traducteur.
Re-petit mot, nettement plus énervé cette fois. X a bien voulu convenir de la médiocrité de sa prestation et m’a expliqué qu’il avait des soucis mais que la prochaine fois, promis promis, il allait pondre un truc super top moumoute.
Après concertation avec la chargée de postproduction qui distribuait les commandes et à qui j’avais parlé de mes mésaventures, on a décidé de laisser un bon délai à X pour traduire le documentaire suivant et de garder 10 jours de battement après, pour le cas où il faudrait à nouveau réécrire le texte. Sans jouer les alarmistes ni me montrer menaçante (au demeurant, qui pourrait prendre au sérieux des menaces émanant de ma personne, je vous le demande ?), j’ai quand même fait comprendre à X que cette nouvelle traduction avait un peu valeur de test. Et puis j’ai attendu.
Le jour du rendu de la traduction – c’était un lundi -, X m’a envoyé un mail : « Les Piles, j’ai eu un méga problème d’ordinateur ce week-end, j’ai dû refaire ma traduction dans la nuit. Je te l’envoie telle quelle en pièce jointe, mais je te préviens, ça ne sera peut-être pas fabuleux. »
J’ai répondu dare-dare : « X, tu sais quoi ? Ça tombe super bien : en fait on a de la marge pour ce programme, donc je peux te laisser jusqu’à jeudi midi pour retravailler ton texte. » Deux minutes plus tard, mon téléphone sonnait. Visiblement, X espérait être débarrassé de cette traduction, mais j’ai joué les idiotes (mon rôle de prédilection – j’y suis d’un naturel déconcertant), fait celle qui ne comprenait pas et qui était quand même super sympa de lui laisser quelques jours de plus pour revoir sa copie (et objectivement, c’était sympa, nanmais !). Il m’a répondu d’un ton un peu gêné que bon, d’accord, il allait se repencher sur la question, même s’il était très occupé à cause de ses soucis informatiques.
Le jeudi, son texte est arrivé. Manque de bol, j’avais soigneusement enregistré le premier fichier qu’il m’avait envoyé, et qui était effectivement très mauvais à vue de nez. Manque de soupière, je suis une adepte convaincue de la fonction « comparaison de documents » bien pratique sur Word. J’ai donc constaté en moins d’une minute qu’à part le paragraphe d’introduction qu’il avait remanié, il avait, littéralement, modifié cinq mots par rapport à son premier fichier. Cinq. Et même pas corrigé une coquille grosse comme une noix de coco sur la deuxième page. J’ai quand même bien épluché le fichier en le comparant visuellement à l’original, me disant que la fonction « comparaison de documents » avait peut-être du plomb dans l’aile. Mais non, il n’y avait rien de plus de changé.
Comme ma patience et le foutage de gueule ont des limites, on a décidé de virer X de l’équipe de traducteurs d’A. Je dis « on », parce que la décision a été prise en accord avec la chargée de postprod et qu’on s’y est mises à deux pour se motiver : bibi et une collègue encore plus jeune que moi qui m’avait gentiment apporté du thé citron avant de partir, les soirs où j’avais dû rester au bureau pour réécrire la prose de X. La voix tremblante, on a fait ça par téléphone – bicoze courageuses, mais pas téméraires (une armoire à glace dépressive qui pète un plomb, on ne sait pas ce que ça peut faire comme dégâts dans un bureau feutré du 15ème arrondissement).
X n’a pas dit grand-chose au téléphone pendant qu’on lui expliquait diplomatiquement que ce n’était plus possible et qu’on allait arrêter de le faire travailler. Il y avait de bizarres bruits de bouteilles dans le fond qui rendaient la conversation un peu glauque.
Je ne sais pas ce qu’en a pensé ma collègue, mais moi, j’ai raccroché avec une énorme boule au ventre, tiraillée entre le dégoût d’avoir dû faire le sale boulot de virer un confrère, le cas de conscience de priver ledit confrère, vraisemblablement, d’une bonne partie de ses revenus, et le soulagement d’être débarrassée d’un type qui me pourrissait la vie. Il y avait le temps et l’énervement gâchés à réécrire les traductions de môssieur, bien sûr, mais aussi cette drôle d’impression, quand j’avais reçu son mail du lundi (« tiens, ça ne m’étonne qu’à moitié ») et ce malaise quand il m’avait renvoyé son texte pratiquement pas corrigé. Franchement, comment avait-il pu penser que je ne verrais pas qu’il n’avait rien modifié dans son fichier ? J’hésitais entre le connard prétentieux puissance 10 et le dépressif autodestructeur (ou masochiste, au choix) qui voulait se faire virer (les bruits de bouteilles vides ne m’ayant pas fait une impression terrible) (oui, j’aime la psychologie de comptoir). Il y avait des traducteurs plus ou moins brillants dans l’équipe de free-lances de A., avec des caractères plus ou moins arrangeants, mais ce type-là était vraiment une énigme pour moi.
Quand on a recruté mon successeur chez A. quelques mois plus tard, on envoyait en guise de test de relecture aux candidats les trois premières pages de la dernière traduction de X. Avec le recul, je ne trouve pas ça très glorieux – il aurait été facile d’ajouter quelques erreurs et lourdeurs à une traduction normale, après tout. Mais ce qui est fait est fait.
J’ai très souvent repensé à X depuis cet épisode. Je ne l’ai jamais recroisé, ni chez d’autres clients, ni dans le cadre des associations ou autre organismes que je fréquente un peu. Et cette histoire n’a même pas de conclusion, lecteur tenu en haleine comme c’est pas permis de ce blog, parce que je n’ai finalement pas pu assister à cette soirée de traducteurs à laquelle il s’était inscrit – et j’ai appris qu’il n’y était pas non plus, du reste.
Mais tout ça pour dire que DRH, moi, j’aurais pas pu.