Une fantastique MirriAd de pubs à l’horizon
Il est rare qu’un texte de droit de l’audiovisuel m’inspire un billet pour Les piles – ou m’inspire quoi que ce soit, du reste. Mais là, quand même, j’ai fait gloups quand je suis tombée là-dessus dans ma trad.
Commençons par le commencement. Le placement de produit, vous connaissez ? En hyper-résumé, un annonceur et un producteur (télé ou cinéma) passent un accord pour que les produits de l’annonceur apparaissent dans un film ou une série. Ça fait de la pub à l’annonceur, qui, en échange, soit, verse des sous qui contribueront à financer la production audiovisuelle, soit fournit du matériel portant sa marque qui sera du coup bien visible dans le programme.
Cette pratique ne date pas d’hier ; regardez ce petit résumé vidéo de l’histoire du placement de produit aux Etats-Unis, c’est tout à fait édifiant :
Par exemple, si vous avez remarqué, à force, que les produits Apple étaient omniprésents dans tout un tas de séries et de films, sachez que ce n’est pas du tout un hasard : la société de Steve Jobs est la reine du placement de produit.
(D’ailleurs, le bruit court que la Pomme n’aurait même plus besoin de nos jours de payer pour apparaître dans les films : son image de branchitude absolue fait que tout le monde veut du matériel Apple pour faire style dans ses programmes audiovisuels et cinématographiques. Fin de la parenthèse cidrée.)
En 1998, le film The Truman Show se moquait au passage de cette pratique, et c’était rigolo :
Bon, mais tout ça, c’est au Stèïts.
Pendant longtemps, en Europe, l’ancienne Directive Télévision sans frontières interdisait implicitement le placement de produit – implicitement, parce qu’elle condamnait surtout le brouillage des frontières entre film/série/émission et publicité, et interdisait la publicité clandestine.
En même temps, c’était un peu hypocrite, cette histoire : on pouvait diffuser les séries US bourrées de placements de produits, mais pas utiliser cette technique dans des fictions européennes. Hmm.
Je vous la fais courte : petit à petit, la jurisprudence aidant, la généralisation du placement de produit dans les films faisant son chemin et le lobbying (j’imagine) se faisant pressant, on s’est dit qu’il était temps de dépoussiérer tout ça.
La Directive Services de médias audiovisuels est passée par là (remplaçant la Directive Télévision sans frontières, donc), et le placement de produit est désormais admis dans l’Union européenne (sauf pour le tabac et les médicaments, et sauf dans les programmes pour enfants, les émissions d’actualité et les documentaires). La France a par exemple autorisé à son tour le placement de produit l’an dernier.
Voilà pour le résumé express (si vraiment le sujet vous passionne, vous pouvez consulter cet article récapitulatif un peu longuet.)
Les agences de pub sont sur le coup – normal, quoi. Mais elles développent aussi de nouveaux concepts qui font froid dans le dos (c’est là que mon GLOUPS intervient, lecteur dont la patience m’étonnera toujours de ce blog).
C’est le cas de MirriAd, un des leaders britanniques du placement de produit.
Son idée ? Puisque les téléspectateurs ont compris que leur télécommande permettait de zapper les coupures publicitaires, et puisque personne n’aime subir une bannière criarde sur un site de vidéo à la demande, on va plutôt incruster numériquement des produits de marque en postproduction dans les films. C’est-à-dire, concrètement, rajouter des éléments visuels publicitaires dans l’intrigue. Exemple : la table du petit-déjeuner du Cosby Show semble un peu vide ? Qu’à cela ne tienne, on va poser un paquet de Special K dessus. Si si, regardez :
C’est bien fait, hein ?
Et le fin du fin ? « Ce nouveau système permet d’adapter la publicité dans les vidéos suivant le pays de diffusion et le public qui regarde la vidéo. De plus il est possible de générer de nouveaux revenus publicitaires grâce aux anciens DVD en y insérant des objets à des fins publicitaires. » (Source).
Génial.
J’ai l’esprit certainement mal tourné et alarmiste, mais ça me fait vraiment flipper, ce genre de choses. Merde, ça pose quand même quelques problèmes, ce concept, non ? Qui autorisera le placement d’emballages Pizza Hut ou de logos Mercedez dans les films et les séries après coup ? Le réalisateur ? Le producteur ? Le diffuseur ? Le site de MirriAd n’est pas très précis à ce sujet – il parle de « content owner », ce qui peut désigner des gens très différents selon les situations… et pas forcément l’auteur original de l’oeuvre, surtout pas dans le cas des productions américaines. Et quand on achètera un DVD en Allemagne, aux Etats-Unis et en Espagne, alors, on aura trois films différents, visuellement parlant, avec des pubs adaptées au public cible qui feront couleur locale (mais couleur locale pour le spectateur, hein, le film, on s’en fout) ? Alléchant, tout ça, dites donc…
Mais bon, là où je suis vraiment, vraiment, vraiment catastrophiste, sans doute, c’est quand je trouve que ce truc me rappelle furieusement le boulot de Winston Smith dans 1984.
Winston composa sur le télécran les mots : « numéros anciens » et demanda les numéros du journal le Times qui lui étaient nécessaires. Quelques minutes seulement plus tard, ils glissaient du tube pneumatique. Les messages qu’il avait reçus se rapportaient à des articles, ou à des passages d’articles que, pour une raison ou pour une autre, on pensait nécessaire de modifier ou, plutôt, suivant le terme officiel, de rectifier.Par exemple, dans le Times du 17 mars, il apparaissait que Big Brother dans son discours de la veille, avait prédit que le front de l’Inde du Sud resterait calme. L’offensive eurasienne serait bientôt lancée contre l’Afrique du Nord. Or, le haut commandement eurasien avait lancé son offensive contre l’Inde du Sud et ne s’était pas occupé de l’Afrique du Nord. Il était donc nécessaire de réécrire le paragraphe erroné du discours de Big Brother afin qu’il prédise ce qui était réellement arrivé.
De même, le Times du 19 décembre avait publié les prévisions officielles pour la production de différentes sortes de marchandises de consommation au cours du quatrième trimestre 1983 qui était en même temps le sixième trimestre du neuvième plan triennal. Le journal du jour publiait un état de la production réelle. Il en ressortait que les prévisions avaient été, dans tous les cas, grossièrement erronées. Le travail de Winston était de rectifier les chiffres primitifs pour les faire concorder avec les derniers parus.
Quant au troisième message, il se rapportait à une simple erreur qui pouvait être corrigée en deux minutes. Il n’y avait pas très longtemps, c’était au mois de février, le ministère de l’Abondance avait publié la promesse (en termes officiels, l’engagement catégorique) de ne pas réduire la ration de chocolat durant l’année 1984. Or, la ration, comme le savait Winston, devait être réduite de trente à vingt grammes à partir de la fin de la semaine. Tout ce qu’il y avait à faire, c’était de substituer à la promesse primitive l’avis qu’il serait probablement nécessaire de réduire la ration de chocolat dans le courant du mois d’avril.
(…)
Ce processus de continuelles retouches était appliqué, non seulement aux journaux, mais aux livres, périodiques, pamphlets, affiches, prospectus, films, enregistrements sonores, caricatures, photographies. Il était appliqué à tous les genres imaginables de littérature ou de documentation qui pouvaient comporter quelque signification politique ou idéologique. Jour par jour, et presque minute par minute, le passé était mis à jour.
George Orwell, 1984
Traduction : Amélie AudibertiEn version originale, c’est par là.
Et bientôt dans vos musées : le placement de produit pictural.
(Source de cette merveille.)
Nan mais c’est vrai, quoi : tous ces beaux espaces publicitaires qu’on n’utilise pas, c’est une honte !