Le jeune diplômé, un petit animal étrange et attachant
Ça s’est passé à la fin de l’automne, mais je n’avais pas trop eu le temps d’en parler à ce moment-là : une longue et instructive conversation téléphonique avec R., 23 ans, fraîchement diplômé Bac + 5 en langues et désireux de se lancer dans la traduction en libéral. R. est le fils d’un ami de mon Oncle M. et, chose rare, il m’a envoyé un mail poli, bien écrit et sans fautes d’orthographe. Je n’ai donc pas d’excuse valable pour l’envoyer balader.
R. veut des conseils. Il se présente, toujours fort poliment, et a visiblement rédigé son petit texte avant de le dire à voix haute. Il a aussi préparé une liste de questions à me poser. Comme je n’ai pas non plus trente ans de métier derrière moi, je lui conseille d’essayer de contacter aussi des traducteurs plus expérimentés, histoire d’avoir différents sons de cloche. R. prend note et me dit que justement, ça l’intéresse d’avoir le point de vue de quelqu’un qui n’est plus tout à fait un débutant mais qui a commencé il n’y a pas trop longtemps. Bon, R. est décidément très poli.
Et R. commence très fort :
– Nos profs nous ont prévenus qu’on travaillerait quasi-exclusivement avec des agences de traduction… ?
– Ah bon ? Pour démarrer, c’est ça ?
– Ben non, en règle générale, quoi.
Je lui explique que non, il ne faut surtout pas partir dans cet état d’esprit, qu’il est toujours plus intéressant à tous points de vue de travailler pour des clients en direct, que ça demande certes un effort de prospection, mais que le jeu en vaut la chandelle.
– Mais par exemple, vous, vous travaillez avec combien d’agences ?
– Théoriquement, une. Mais je n’ai pas du tout bossé pour elle depuis mi-2008, en fait.
– Ah.
R. est perplexe.
– Et comment on fait, pour trouver des clients directs ?
– On définit les domaines dans lesquels on veut/on peut traduire, on contacte les entreprises en essayant de cibler, sur les organigrammes, les personnes susceptibles de commander des traductions. Il faut envoyer plusieurs dizaines de candidatures pour avoir deux ou trois réponses. Puisque vous maîtrisez une langue rare (d’Europe centrale, en l’occurrence) et que vous êtes intéressé par l’économie, essayez de vous renseigner sur les entreprises françaises qui font du business avec ce pays-là, par exemple. Et vice et versa dans le pays correspondant : voyez quelles sont les boîtes qui travaillent avec la France. Les sociétés d’import-export, les entreprises de BTP, les groupes industriels qui s’implantent à l’étranger.
– Mais… c’est du boulot à chercher, ça !
– Ben oui, la recherche de clients, ça fait partie du métier, ça prend du temps. Tu croyais que les clients allaient te tomber tout cuits dans le bec, coco ? On ne vous a pas donné des cours de méthodologie de la prospection, pendant votre Master II ?
– Non, pas du tout, en fait.
(…)
– Je voulais aussi vous poser des questions sur les tarifs. Mais si ça vous ennuie d’en parler, on peut passer à la question suivante.
– Non non, vous avez raison, c’est important de se renseigner sur les tarifs que pratiquent les confrères pour fixer sa propre grille.
– OK. On nous a conseillé de commencer bas.
– « Bas », c’est-à-dire ? (Je crains le pire.)
– Ben autour de 5 centimes d’euros le mot source.
(On n’est pas loin du pire.)
– Gloups, que je dis, ça ne fait vraiment pas lourd, vous savez. Avec le statut libéral, la moitié de ce que vous gagnez passe à la trappe en cotisations, impôts et compagnie. Je vous laisse faire le calcul, il ne restera pas grand-chose. Sans compter que c’est un tout petit peu de la concurrence déloyale pour les confrères.
– Ah.
(Nouvelle perplexité.)
– M’enfin, il paraît que c’est mieux pour ne pas effrayer les clients, quoi.
– Vous avez peur d’effrayer vos clients ? Mais il ne faut pas ! Je comprends qu’on n’ose pas demander 20 centimes le mot quand on débute, mais il y a peut-être un juste milieu à trouver.
– Ah.
– Disons entre 10 et 15 centimes le mot cible, ça vous fait une marge de négociation.
Pour enfoncer le clou, j’enchaîne sur l’habituel laïus du « cercle vicieux » des tarifs bas : la nécessité de travailler vite (et souvent mal), le risque de prendre de mauvaises habitudes, l’épuisement qui guette au bout de quelques mois, le manque de temps pour chercher d’autres clients, l’amour-propre qui en prend un coup, la quasi-impossibilité d’augmenter ses tarifs une fois que le client a pris l’habitude de payer au ras des pâquerettes…
– Aaaah.
(Je l’entends prendre des notes. J’espère qu’il arrivera à relire cette brillante démonstration.)
(…)
– Bon, sinon, on nous a aussi dit de nous équiper avec Trados. Je suppose que vous utilisez ce genre de logiciel ?
– Alors là, vous tombez mal, parce que justement, je n’en utilise pas. Mais bon, dans mon cas, ça ne me servirait pas à grand-chose, ça dépend du type de textes qu’on traduit, certains traducteurs s’en servent beaucoup.
– Donc vous me conseillez de ne pas m’équiper ?
– Ce n’est pas ce que j’ai dit ! Mais c’est un gros investissement, attendez de voir si vous en avez besoin ou pas, si c’est rentable ou pas pour vous (‘tain, 600 à 800 euros le logiciel selon les promos en cours, c’est à peine lourd, pour un free-lance qui démarre…). Personnellement, ça ne me serait pas très utile. Et puis il existe par exemple des mémoires de traduction gratuites, ou en tout cas beaucoup moins chères, ça peut valoir la peine de les tester. Par ailleurs, j’ai l’impression que les agences en profitent pour tirer les tarifs vers le bas dès qu’elles ont un début de fragment de mémoire de traduction à fournir au traducteur, alors je me méfie un peu.
– Ah. Mais au fait, c’est quoi, exactement, Trados ?
(…)
– Et le paiment, ça se passe comment, le paiement ?
– C’est-à-dire ?
– Est-ce qu’il faut demander à être payé plutôt par chèque ? Par virement ? Par PayPal ? Qu’est-ce que vous me recommanderiez ?
– Ben, ça dépend… Les clients étrangers, c’est toujours par virement. Les clients français, c’est variable. Je leur laisse le choix, personnellement. PayPal, il y a une commission sur chaque paiement. Ça dépend des cas, donc. Et il me semble que c’est une question de bon sens, non ?
(…)
– J’ai encore une question sur l’organisation, la comptabilité, tout ça. Est-ce que vous me conseillez de tenir une comptabilité ?
– Ah ben c’est pas que je le conseille, c’est que c’est obligatoire sous certains statuts !
– Ah.
– On ne vous l’a pas dit ?
– Non.
(…)
Bilan : je croyais que les Masters II de traduction audiovisuelle détenaient la palme dans la catégorie « lâchons nos étudiants dans la nature avec aussi peu d’informations que possible et voyons combien d’entre eux survivent », mais je me rends compte qu’en traduction technique, certaines formations font très fort aussi (parce qu’il avait l’air bien sérieux, le gars, pas du genre à sécher les éventuels cours de méthodologie de la prospection, hein).
Sur ce, juste pour voir, j’ai ressorti mes classeurs et mes souvenirs de DESS de traduction (le Master II de mon époque pas si lointaine), catégorie « traduction technique » : un module bien complet, courant sur toute l’année pour nous apprendre à tenir une comptabilité, choisir notre statut et trouver des clients. Des discussions « tarifs » avec nos profs (tous traducteurs dans la vraie vie) qui nous répétaient de ne surtout pas nous brader et de ne pas trop compter sur les agences de traduction. Un module de formation à Trados et des recommandations : « pas la peine de vous équiper tout de suite, vous avez le temps ».
Mais qu’est-ce qu’on leur apprend en Masters II, de nos jours, bordel ? Je rectifie, ma phrase est injuste (et un poil vulgaire, mais après tout, on n’est plus à ça près) : Qu’est-ce qu’on leur apprend dans certains Masters II ? Ces formations à Bac +5 m’ont quand même l’air de former une sacrée loterie : avec un peu de bol, tu tombes sur un Master II sérieux qui n’a pas usurpé son qualificatif de « professionnel ». Avec moins de bol, tu sors avec pour tout bagage un bout de papier intitulé « diplôme » et un accompagnement musical sur le mode « Welcome to the jungle ».
Le moment que j’ai préféré, c’est quand R. m’a dit, vers la fin de conversation et alors qu’on discutait quelques minutes à bâtons rompus : « Et vous connaissez un peu le sous-titrage ? Nos profs nous ont dit qu’il y avait pas mal de débouchés dans ce domaine, avec le câble, le DVD, tout ça… «
De battre mon coeur s’est arrêté, comme dirait l’autre.
Sinon, demain matin, j’ai rendez-vous à 9h à l’autre bout de Paris avec trois étudiants en langues. J’ai une heure trente pour les dissuader de devenir traducteurs dans l’audiovisuel. Can’t wait to meet them.