Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

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Alors voilà. Tout a commencé avec un commentaire délicatement déposé au bas de ce billet par un lecteur ou une lectrice par ailleurs blogueur/-euse répondant au très doux nom de Ici ou ailleurs.

« Heu, c’est surement très bête comme question, dans la mesure où je ne connais pas votre métier en détails. Et c’est aussi pour cela que je vous la pose.

Ne serait-il pas pertinent de vous diversifier, en ajoutant une casquette low cost ?

Par exemple, une offre qui consiste à juste passer un coup de logiciel auto, et puis une seule relecture, ça pourrait correspondre à un certain type de besoin, non ?

Je me dis juste que ce n’est forcément une distortion de conscience profesionnelle. On accorde j’imagine pas le même soin / attente / budget à traduire du Hemingway qu’un livret notice de machine à laver. Ou pour le cas d’imageschack, est-ce que les coquilles se traduisent par un manque à gagner ? »

On notera qu’Ici ou ailleurs prend des gants. Et Ici ou ailleurs fait bien, parce qu’il faut avouer que son commentaire a de quoi faire bondir pas mal de traducteurs. Mais il est très intéressant aussi, parce qu’il montre à quel point la traduction dans son ensemble souffre d’un énorme défaut de pédagogie, notamment en ce qui concerne les notions de qualité et de déontologie.

Reprenons.

La traduction low-cost, en quoi ça consiste ? Quand on parle d’injecter un texte dans un traducteur automatique et de repasser derrière après, il faut savoir qu’avec un traducteur automatique, il faut tout reprendre. Vraiment tout. Enfin non : avec un peu de bol, il y aura quelques groupes de mots utilisables tels quels, mais ça s’arrête là. L’exercice est facile à faire, je vais donc passer au traducteur automatique le premier paragraphe du texte sur lequel je travaille actuellement :

Le chef de musique Kathedral et chef de musique d’université d’Uppsala, Eric Burman (1692 – 1729) était un représentant umtriebiger de sa matière : „Il tenait Zweimahl la semaine Concerte dans sa maison, wobey se non seulement les enseignant apprenant, mais encore arrivaient. Et on peut dire avec la vérité, que si bien, la théorie, comme la pratique de la musique damahls dans Upsal, à l’étonnement de Jedermann, à la plus haute fleur avouent sey,“ comme nous apprenons „la base d’une porte d’honneur“ (Hambourg en 1740) de Jean Matthesons. Mattheson lui-même n’a jamais été en Suède, et ainsi il aura connu Burmans l’académie musicale tout aux mieux à Hörensagen.

Voilà voilà.

Ma version non finalisée et pas encore satisfaisante à mes yeux, traduite par mes petites mimines avec mes neurones à moi, ressemble à l’heure actuelle à ça :

Eric Burman (1692 – 1729), directeur musical de la cathédrale et de l’université d’Uppsala, était un représentant dynamique de son art : « Il donnait deux fois par semaine des concerts à son domicile, auxquels participaient non seulement des musiciens en formation, mais aussi des professeurs. Et l’on peut dire en vérité que tant la théorie que la pratique musicales s’épanouissaient à Upsal, au grand étonnement de tous ». Ceci, nous l’apprenons dans Grundlage einer Ehren-Pforte (Fondement d’un arc de triomphe, Hambourg, 1740) de Johann Mattheson. Ce dernier ne se rendit du reste jamais en Suède ; c’est donc au mieux par ouï-dire qu’il connaissait l’académie musicale de Burman.

Je n’aime pas le « représentant dynamique de son art », ça ne fait absolument pas naturel. Il faudra trouver autre chose. Je n’aime pas les « musiciens en formation » ni même les « professeurs », autant de termes qui paraissent trop modernes dans la citation. Il faudra trouver mieux. Je n’aime pas non plus le « Fondement d’un Arc de Triomphe », et puis il y a plusieurs versions de ce titre en français. Il faudra que je me décide entre fondement, fondements, fondations, base, etc. Et ainsi de suite.

Bref, je n’ai pas fini.

Pourtant, j’y ai déjà consacré du temps, à ce texte.

J’ai fait un premier jet de traduction. J’ai dépiauté les phrases, déconstruit leur syntaxe et en ai étalé les composantes pour reformer des phrases en français à partir de ces éléments (l’allemand, c’est du Meccano, ne l’oublions pas). J’ai fait des recherches de vocabulaire dans mes dictionnaires de terminologie musicale. J’ai consulté des descriptifs d’oeuvres du compositeur auquel est consacré le texte pour être sûre de ne pas faire de contresens (et aussi parce qu’on ne parle pas tout à fait de la même façon de musique baroque et de musique classique ou contemporaine). J’ai consulté une copine allemande pour avoir son opinion sur deux expressions qui m’échappaient. J’ai contacté mon client pour lui faire remarquer qu’il y avait une incohérence majeure dans le troisième paragraphe de la deuxième page, et il m’a confirmé que oui, il fallait lire autre chose que ce qui était écrit dans le fichier qu’il m’avait envoyé. J’ai vérifié les titres d’oeuvres cités dans le texte, ainsi que les tonalités des morceaux évoqués, et même quelques dates.

Puis j’ai fait une deuxième version de ma traduction. J’ai réécrit mes phrases maladroites et trop littérales ; les ai allégées du mieux que je pouvais, parce que l’allemand est une langue particulièrement redondante et lourde ; les ai retournées dans tous les sens pour qu’elles aient un air de français. J’ai coupé les phrases interminables de la version originale pour obtenir un style un peu plus vivant et naturel, moins imbriqué, moins compliqué – moins allemand, en un mot. J’ai corrigé des erreurs hénaurmes que j’avais laissées dans mon premier jet (accords improbables, phrases apparemment bizarres car mal interprétées, et dont le sens surgit soudain comme une révélation). J’ai malaxé, façonné puis poli le tout.

Demain, il me restera à relire ma traduction imprimée, traquer la petite bête, rendre les phrases plus fluides encore, réécrire des passages qui me paraîtront sans aucun doute très moches, repérer les coquilles, faire quelques vérifications d’ordre typographique, vérifier la cohérence du tout, passer un dernier coup de correcteur orthographique et là, je pourrai envisager de renvoyer mon texte avec l’impression, non pas de livrer une traduction parfaite, mais d’avoir fait de mon mieux et de rendre un travail professionnel.

Ce que je veux dire, c’est que dans tout ça, un traducteur automatique ne fournit même pas l’équivalent du premier jet (et pourtant, Dieu sait que mes premiers jets sont imbitables). Donc penser que l’on peut se contenter d’un traitement automatique et « d’une seule relecture » pour obtenir un résultat compréhensible et exploitable, c’est illusoire (sans même parler d’élégance ou de fluidité, hein).

D’ailleurs, si les sites de traduction automatique gratuite font beaucoup de publicité un peu partout sur Internet, on notera qu’ils ne se mouillent pas lorsqu’il s’agit de garantir la justesse des traductions qu’ils offrent généreusement à leurs utilisateurs. Cf. la mention que l’on trouve au milieu des conditions d’utilisations du service Wordlingo :

Because of the complexities of the human language, and the possibility of a number of different translations and interpretations of particular words and phrases, there are inherent limitations in machine translations. WorldLingo therefore recommends that you examine and verify the translation resulting from use of the Services, and accepts no responsibility for the accuracy thereof.

On me dira qu’il existe des textes plus simples que celui que j’ai choisi pour illustrer mon propos, mais qui a dit que j’étais de bonne foi ?. Peut-être, mais à bien y regarder, aucun texte n’est facile. Même pas une notice technique. Même pas l’interface d’Imageshack, comme en témoigne la capture d’écran postée l’autre jour : on ne peut pas dire de la traduction de « download options » par « télécharger des options » qu’elle « aide à la compréhension, même si bon, c’est vrai qu’elle n’est pas tout à fait juste en français« . Non, elle veut carrément dire autre chose, c’est un faux sens total (terme que j’utilise sous le contrôle de Tonton, cela va de soi). De même que traduire « tags » par « onglets » est absurde et n’aide en rien l’utilisateur du site. Donc utilité zéro, de mon point de vue. Sauf à tout reprendre de fond en comble, mais dans ce cas, autant faire ça soi-même, on économise le temps d’un copier-coller dans le bête et méchant logiciel de traduction automatique.

Bon, ça, c’est fait.

Ensuite, il y a la question de la conscience professionnelle. Quelqu’un qui utiliserait la méthode envisagée (traducteur automatique + simple relecture) pour fournir des prestations low-cost, à mes yeux, ne serait pas un traducteur au sens professionnel du terme. Cela me fait penser à une loi adoptée il y a une dizaine d’années, qui interdit aux boutiques qui se contentent de décongeler des stocks de baguettes industrielles de porter le nom de « boulangerie ». Soit on est traducteur et on fait son boulot, soit on ne se prétend pas traducteur et on trouve une autre désignation pour l’activité qu’on exerce. Sans quoi :
– il y a clairement tromperie sur la marchandise.
– on nuit à la profession dans son ensemble en faisant croire que la traduction consiste à bidouiller vaguement un amas de mots sortis d’une machine pour pas cher.
– on encourage l’utilisation des logiciels de traduction automatique, ce qui contribue à niveler par le bas le marché de la traduction.

Voir à ce sujet la réaction commune de l’ATLF et de la SFT lorsque le ministère de la Culture a annoncé en 2008 son projet d’avoir recours à des services de traduction automatique pour son site.

Donc oui, c’est une question de conscience professionnelle. Et d’estime de soi, aussi un peu. Et puis de refus du cynisme intégral, n’ayons pas peur des (grands) mots.

Qu’il y ait une « demande » pour des prestations low cost, comme le suggère Ici ou ailleurs, je n’en doute pas. Le low cost, tout le monde en veut.

Alors il y a des traductions qui sont faites comme ça « parce qu’il faut les faire », parce que telle ou telle entité est tenue de par ses statuts de faire traduire ses documents internes en je-ne-sais-combien-de-langues tout en sachant pertinemment qu’elle n’utilisera réellement que leur version anglaise, par exemple. Mais 1. si on adopte des politiques en interne, on se donne les moyens de les mettre en œuvre, ça me paraît la moindre des choses ; 2. ces cas ne représentent franchement qu’une fraction des traductions qui circulent sur le marché.

La plupart du temps, si l’on veut du low cost, c’est surtout parce qu’il s’agit de rogner sur les budgets et de contrôler les dépenses, et les personnes qui commandent des traductions se foutent pas mal de savoir si le tarif qu’elles proposent imposent permet au traducteur de vivre de son travail (on retrouve la notion que j’aime tant de « variable d’ajustement commode », puisque soumise à la concurrence mondiale notamment venue des pays à bas coûts, et obligée d’exercer sous un statut qui n’offre aucune garantie et aucun moyen de recours en termes de rémunération). Je veux dire qu’on attend, généralement, du traducteur dit « low cost » qu’il fasse le même boulot que le traducteur pas low cost, simplement on le paye dix fois moins. Et ça, ce n’est pas possible, du moins pas en vivant dans le même pays. En France, on ne peut pas vivre décemment avec 2 euros de l’heure, soit 600 euros par mois à supposer, en étant très ambitieux, qu’on ait du boulot en permanence et qu’on fournisse 10 heures par jour de travail effectif-productif, 365 jours par an – si l’on reprend l’exemple proposé dans le billet cité plus haut.

Donc à la question : « Ne serait-il pas pertinent de vous diversifier, en ajoutant une casquette low cost ? », je réponds non, ça ne serait pas pertinent. Ce serait rejoindre le joyeux clan des fossoyeurs de la profession, qui sont déjà suffisamment nombreux pour qu’on ne se sente pas obligé de les aider à aller plus vite. La principale raison expliquant l’apparition des prestations de traduction low cost, c’est la multiplication des agences de traduction basées dans des pays où l’on vit très bien avec un net de 2 euros de l’heure. Et je n’ai aucune envie d’entrer dans cette spirale de concurrence déloyale, je préfère dire non et chercher d’autres clients (on en trouve, faut pas croire).

Enfin, pour finir sur cette remarque : « On accorde j’imagine pas le même soin / attente / budget à traduire du Hemingway qu’un livret notice de machine à laver. »

On n’y accorde peut-être pas le même soin ? On n’a peut-être pas les mêmes attentes ? Peut-être… Cela dit, il ne faut pas sous-estimer la traduction de notices techniques : ce n’est pas un exercice très rigolo ni très glamour, mais en revanche, c’est tout un art. Traduire le mode d’emploi d’un objet qu’on n’a pas sous les yeux, donner des explications claires et sans ambiguïté pour l’utilisateur lambda, trouver des dénominations parlantes pour tous les bitoniaux, boutons, touches, molettes & co. qu’il faut bien différencier tout au long de la notice, le tout, en gardant à l’esprit qu’on est quand même parfois un peu responsable de la sécurité dudit utilisateur (peut-être pas dans le cas d’une machine à laver, mais plus sûrement dans celui d’une tronçonneuse), c’est moins évident qu’il n’y paraît (c’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, on s’arrache les cheveux ou on pique des fous rires – c’est selon – quand on tombe sur une notice dont la traduction a visiblement été bâclée ; par ailleurs, on peut jeter un coup d’œil au site Engrish, qui offre de bonnes tranches de rigolade dans ce domaine).

On n’y consacre peut-être pas le même budget ? Contrairement aux idées reçues, la traduction technique est parfois mieux payée que la traduction littéraire, domaine où les tarifs ne sont vraiment pas mirobolants malgré l’énorme travail que l’on attend des traducteurs. Une comparaison réalisée sur le tarif au mot peut déjà révéler un écart en faveur de la notice de machine à laver ; ramené à l’heure de travail, je suis prête à parier que l’écart devient dans la plupart des cas un fossé, au vu du temps nécessaire pour restituer toute la richesse et toutes les subtilités d’un auteur étranger. C’est malheureux, mais c’est un fait : un appareil électro-ménager vendu à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires rapporte nettement plus que les ventes de la Pléiade… La traduction de grandes oeuvres prestigieuses, je ne sais pas si ça eût payé, mais ce qui est certain, c’est qu’Hemingway ne nourrit plus son traducteur, de nos jours.

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