Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

Goethe en wolof ?

Les relations germano-sénégalaises : un domaine dont on ne parle pas des masses – du moins, pas par chez nous, écrasés et aveuglés que nous sommes par la pesante Françafrique – et auquel s’est pourtant consacrée, toute sa vie durant, une Allemande au doux nom d’Uta Sadji (qui était par ailleurs l’épouse du fils d’un grand auteur sénégalais, Abdoulaye Sadji). J’ai appris l’existence de cette dame et de son action culturelle tout récemment, un peu par hasard, par le biais d’un membre de la famille de The Man. Cette nécro la concernant m’a paru assez étonnante, et comme j’ai du mal à y ré-accéder sauf en cache et à certaines heures de la journée (?), je me suis dit que ce serait plus simple de la coller ici.

Hommage à Uta Sadji, artisane du dialogue germano-sénégalais

(par Ute G. Bocandé de la Fondation Konrad Adenauer)

Qui n’a pas connu la Sènebibliothèque de Uta Sadji à la Patte d’Oie, ce lieu de rencontre, de lecture commentée, de jeux créatifs ? La disparition de Uta Sadji a frappé les jeunes de la Patte d’Oie et des Parcelles Assainies en plein cœur, ils n’en reviennent pas. Que dire des amis et collaborateurs de cette passionnée de la culture et de la communion germano-sénégalaises ? Comment consoler le professeur Amadou Booker Sadji qui vient de perdre sa compagne avec qui il a construit toute une vie au service de la germanistique africaine, avec qui il a fêté ses noces d’or il y a même pas deux ans ?

Le 19 octobre, Dr. Uta Sadji, Professeur Titulaire des Universités, fut arrachée à notre affection, elle a laissé un vide incommensurable. Née en 1939 en Thuringe en Allemagne, elle fit la connaissance, au cours de ses études à Leipzig, de Amadou Booker Sadji, pour l’épouser quelques années plus tard. L’Allemagne étant divisée à cette époque de guerre froide, la demande de pouvoir quitter la RFA ne fut pas bien vue, cependant, Uta Sadji réussit à suivre son époux au Sénégal. Ils s’établirent d’abord à Kaolack où ils enseignèrent dans le secondaire, entre 1964 et 1974.

Ce séjour à l’intérieur du Sénégal permit à Uta de s’imprégner des réalités vécues par les populations du Saloum et surtout, d’apprendre le wolof. La maîtrise de la langue de Kocc Barma la poussera plus tard à traduire, avec son époux, la poésie de Goethe en wolof et à confectionner tous les ans un calendrier bilingue avec les plus beaux poèmes de Goethe. Ce monument de la littérature allemande fut le premier et le dernier amour littéraire de Uta Sadji . Tout juste quelques semaines avant sa disparation, elle avait terminé la rédaction du dernier volume des Etudes Germano Africaines, revue qu’elle avait fondée avec Booker Sadji, ayant pour titre : « Goethe vit en Afrique » … Ce volume sera prochainement édité, grâce aux amis en Autriche et en Allemagne.

L’ouverture du département d’allemand à l’université de Dakar incita le jeune couple à postuler aux postes d’enseignants, mais il s virent leur demande refusée avec l’argument qu’ils n’avaient pas soutenu leurs thèses en France. Le Sénégal post colonial montrait encore certaines lourdeurs et incohérences. Comment comprendre que les autorités refusèrent le titre de professeurs d’allemand à des docteurs d’état et de troisième cycle ayant fait leurs études en Allemagne ?

Qu’à cela ne tienne, les Sadji ne se laissèrent pas décourager et reprirent les études, cette fois-ci à la Sorbonne, pour revenir au Sénégal avec les titres en bonne et due forme d’une université française et pour commencer leur carrière comme professeurs d’allemand à l’Université Cheikh Anta Diop. Leur engagement hors norme fit de ce département bientôt une référence de la germanistique en Afrique, et leurs contacts et connaissances en Allemagne, Suisse et Autriche leur permirent de mettre beaucoup d’étudiants dans de bonnes conditions d’études avec souvent des bourses à l’étranger à l’appui.

Uta et Amadou Sadji en 1978

Pendant les vacances, Uta Sadji enseignait à l’Université de Salzbourg en Autriche et à l’Université de Cologne, tout en saisissant l’occasion pour nouer de nouveaux contacts et chercher de nouvelles bourses pour ses étudiants. En 1992, elle publia sa thèse d’état avec un travail sur « Le Noir sur la scène européenne du 18ème siècle » (Der Mohr auf der deutschen Bühne des 18. Jahrhunderts).

Quand l’Institut des langues étrangères appliquées (ILEA) à Dakar ouvrit ses portes aux étudiants venus des quatre coins d’Afrique, les professeurs Sadji furent tout naturellement nommés à la direction du secteur allemand. A l’ILEA également, leur engagement et leur passion du dialogue germano sénégalais favorisèrent l’émergence d’une génération de brillants maîtrisards qui aujourd’hui sont tous insérés dans le monde professionnel de leurs pays respectifs, plusieurs après avoir eu des bourses d’études de troisième cycle en Allemagne.

Tout dans la vie de Uta Sadji et a été dialogue, enracinement et ouverture réciproques : communiquer la culture allemande au Sénégal et la culture sénégalaise en Allemagne. Avec son mari, ils ont emprunté les pas de Senghor et de Frobenius, qui avaient jeté les jalons de cette entente cordiale entre les peuples allemand et sénégalais. En effet, Frobenius ayant déjà décelé bon nombre de similitudes entre les contes et mythes populaires de ces deux pays, Senghor devra conclure que les âmes des deux peuples étaient sœurs.

Abdoulaye Sadji, le beau-père de Uta, fut imprégné comme Senghor de la richesse des pensées de Frobenius et de la curiosité de la culture allemande. Il écouta la musique classique allemande à la maison, il fit lire à son fils Booker les classiques allemands et voilà que les bases de sa future carrière de professeur d’allemand étaient jetées. Dans la mesure où les théories de Frobenius avaient fortement contribué à la création du concept anticolonial et libérateur de la négritude de Senghor et de Sadji, Uta et Booker s’employèrent toute leur vie à promouvoir le dialogue germano-sénégalais et à faire tomber les barrières entre les peuples.

Le plus grand succès de l’engagement des professeurs Sadji au niveau universitaire fut indubitablement l’organisation du congrès mondial de l’Association des Germanistes de l’Enseignement Supérieur, le premier en terre africaine, en avril 1979 à Dakar. Le président Léopold Sédar Senghor encouragea et appuya fortement l’organisation de ce congrès. Son premier ministre Abdou Diouf présida le comité d’honneur et la cérémonie inaugurale d’ouverture fut présidée par Senghor, le germanophile. Toutes les têtes d’institutions du Sénégal, les ministres, les ambassadeurs et toutes les autorités universitaires assistèrent à cette séance mémorable. Pendant près d’une semaine, d’éminents germanistes de plusieurs pays d’Afrique, d’Europe et d’Amérique discutèrent sur le thème « Négritude et Germanité. L’Afrique noire dans la littérature d’expression allemande ». Le compendium avec le même titre fut par la suite édité aux Nouvelles Editions Africaines.

Le résultat le plus appréciable du congrès fut le fait que désormais, Goethe eut droit de cité en Afrique sous forme de cette nouvelle appellation : Germanistique africaine. Cette germanistique tient à enseigner les trois points focaux : langue, littérature et civilisation allemande, sous un nouvel angle, notamment en privilégiant des recherches comparatives et interculturelles sur les relations réciproques entre les littératures et cultures germanophones et africaines.

Nous avons déjà mentionné les Etudes Germano Africaines, cette revue fondée par le couple Sadji qui publia régulièrement les contributions de scientifiques d’Allemagne, du Sénégal et d’autres pays africains, européens et d’Amérique, voire du Japon, sur des thèmes choisis et correspondant souvent à l’actualité. Notons certains titres « Bienvenue Afrique du Sud » en 1993, « L’expérience de l’autre » en 1996, « Projection interculturelle : enseignement de civilisation par les étudiants ouest-africains en langues étrangères appliquées » en 2000, « Devoir de mémoire d’une germanistique africaine » en 2001 ou « Senghor et la culture de l’espace germanophone » en 2002-2003. Les Etudes Germano Africaines sont un instrument très apprécié par toutes les universités allemandes et africaines dans leur démarche de rapprocher davantage les germanistes de ces deux continents et de promouvoir le dialogue interculturel par le biais de la recherche.

Le dernier numéro : « Goethe vit en Afrique » est resté sur CD sous forme de maquette, prêt à être imprimé… Il reflète dans sa forme la plus pure l’activité de Uta Sadji de ses dernières années au Sénégal. Vivant paisiblement sa retraite à la Patte d’Oie, quartier périphérique de Dakar, elle passa son temps à aménager une petite bibliothèque-atelier dans sa maison. La Sènebibliothèque avait ses portes grandes ouvertes à tous les enfants du quartier qui finirent par adopter la bibliothèque comme leur second domicile et Uta Sadji comme leur maman inspiratrice. Car les jeunes ne venaient pas seulement pour lire. Uta, germaniste de renom et enseignante engagée, avait découvert, au fil des ans, une autre passion : le travail de ses mains.

Durant ses années à l’université, elle n’avait pas eu trop de temps de penser à transmettre ses dons d’artisan et d’artiste , mais tout dans sa maison trahit l’immense créativité de Uta Sadji. Ce qui frappait d’abord, c’étaient les fleurs et ses locataires, les oiseaux. La maison et ses cours ressemblaient à un jardin de paradis avec un nombre impressionnant de fleurs, d’arbres, d’herbes médicinales qui donnaient l’impression au visiteur de se trouver dans un oasis au milieu de la ville bruyante et poussiéreuse. Avec une finesse exquise et une originalité qui cherchait son pareil, elle avait décoré les moindres recoins de sa maison toujours accueillante, toujours calme et inspirante.

On ne s’étonnera donc pas trop de la voir convertie en éducatrice des jeunes de son quartier aux arts et aux lettres. En venant à la Sènebibliothèque qui était en même temps un centre culturel, les filles et les garçons pouvaient choisir leur lecture dans toute la richesse de la bibliothèque du couple Sadji constituée de plus de 8000 volumes. Mais ils pouvaient également écrire, dessiner, bricoler, faire des mosaïques, des statues, des instruments de musique, tout était possible. Uta Sadji engagea même un artiste peintre pour donner des cours de dessin aux enfants qui produiront, par la suite, de véritables œuvres d’art. Plusieurs seront publiés dans le prochain numéro des Etudes Germano Africaines : « Goethe vit en Afrique », tout comme les commentaires et les rédactions des jeunes Sénégalais de la Patte d’oie sur l’œuvre de Goethe et l’impact de l’échange culturel sur les relations entre les enfants allemands et sénégalais.

Le fil conducteur de la vie de Uta Sadji, « Goethe en Afrique » – Goethe étant synonyme de culture allemande et de l’échange culturel – fut certainement couronné par la création de la première société Goethe en Afrique. En 2002, sur la demande du professeur Werner Keller de la Société Goethe de Weimar, le couple Sadji fonda la Société Goethe du Sénégal. Jusqu’en 2007, année de leur départ en l’Allemagne pour des raisons de santé, ils organisèrent plusieurs colloques (ex. sur Kant et sur Senghor) et s’appliquèrent particulièrement à intensifier l’échange et la collaboration entre chercheurs allemands et sénégalais. Avec la Fondation Konrad Adenauer à Dakar, ils organisèrent trois grands colloques sur les thèmes chers aux deux institutions : « Le dialogue interreligieux », « L’œuvre de l’écrivaine et promotrice culturelle Aminata Sow Fall » et « L’histoire du parlementarisme au Sénégal ».

Dans la conclusion de son allocution au congrès Négritude et Germanité – qui fut en réalité un cours magistral sur la question « Pourquoi apprendre l’allemand » – le président Senghor disait : « La leçon, qu’à mon avis, on peut tirer de la langue, et, partant, de la culture allemande, c’est celle que voici. L’Homme intégral, qu’est en train de former la Civilisation de l’Universel en gestation, naîtra de la symbiose, vivante, entre le « penser », le « vouloir » et le « sentir ». »

Cette symbiose, Uta Sadji l’a vécue toute sa vie. Puisse son vœu se réaliser, le même qu’a exprimé Senghor, en ses propres mots : « Je souhaite que tous ces jeunes puissent s’épanouir, dans l’esprit mais aussi dans les actes, dans la lecture comme dans les travaux manuels. Qu’ils puissent agir comme membres responsables de la société de leur pays et devenir des ambassadeurs entre les religions et les cultures. »

Liens de complément en vrac :

Un article récent (en allemand) au sujet d’Uta Sadji dans Neues Deutschland (source de la photo ci-dessus)

D’Uta Sadji, cet article « Mohrendiener im deutschen Drama des 18. Jahrhunderts« 

D’Amadou Booker Sadji, Le rôle de la génération charnière ouest-africaine, chez L’Harmattan.

Sur l’écrivain Abdoulaye Sadji, un blog plus trop mis à jour mais avec une liste de sites (en bas à gauche)

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