De l’art du devis
L’art du devis. Oui, l’art, zavez bien lu.
Parce que ça n’a l’air de rien, comme ça, mais établir un devis, c’est tout un truc. Euh, tout un art, donc.
Surtout quand Cliente A. t’envoie systématiquement des textes sur papier. Du coup, avec les textes de Cliente A., tu ne peux pas utiliser la fonction « Statistiques » bien pratique de Word (menu Outils), qui permet de savoir combien de mots ou de caractères comporte le texte source qu’on te demande de traduire. Et puis Cliente A., quand elle t’envoie un texte sur papier, ce n’est pas un texte tout bien dactylographié, net et bien lisible, que tu pourrais par exemple envisager de scanner et de passer à l’OCR pour récupérer un fichier texte exploitable sur ton ordi du 21è siècle. Noooooon, Cliente A., elle aime bien t’envoyer des vieux textes faxés et/ou photocopiés à plusieurs reprises, tout baveux, quoi, et quand tu les scannes pour les passer à l’OCR, ça donne des successions de lettres et de chiffres qui ne veulent rien dire. Parfois, elle t’envoie même trois pages en typographie gothique, parce que bon, c’est vachement plus lisible.
Et malheureusement pour moi (enfin toi, mais tu as compris, lecteur fut-fut de ce blog, que toi, c’était moi, dans le paragraphe qui précède – non, c’était pas clair ?), Cliente A., elle veut toujours des devis. Comme je ne l’ai jamais rencontrée en chair et en os, je suppose que Cliente A est en fait un démon malfaisant et sadique envoyé sur terre par Gutenberg pour me nuire jusqu’à la fin des temps (parce que Gutenberg, là-haut, il doit trouver que le traitement de texte, ça va cinq minutes, mais que rien ne vaut un bon vieux texte imprimé en gothique. Et si vous voulez mon avis, il attend tranquillou que Bill Gates passe l’arme à gauche pour se friter avec lui, bicoze sans Bill, on n’en serait pas là, ma bonne dame).
Donc quand les documents de Cliente A. arrivent au courrier, je soupire. Et j’applique la méthode suivante :
Je compte le nombre de caractères par lignes sur cinq à dix lignes. C’est long. Je fais une moyenne. Comme j’ai de la chance, les textes de Cliente A. sont généralement étalés sur plusieurs colonnes de largeurs différentes. Il faut donc faire une moyenne colonne par colonne, page par page. C’est très long.
(Vous noterez sur cette magnifique photo que le texte de Cliente A. est de surcroît imprimé sans majuscules. Précisons pour les non-germanistes que tous les noms communs prennent une majuscule en allemand, donc c’est très fatigant pour les yeux, ces minuscules partout. Quand je vous dis que Cliente A. veut ma perte.)
Pour chaque colonne, je compte le nombre de lignes et calcule le nombre (approximatif) total de caractères. Au terme d’une savante succession d’additions et de multiplications, j’obtiens grosso modo le nombre de caractères du texte source. Je dis « savante » parce que je suis littéraire ET blonde, hein. Pour le commun des mortels, c’est sans doute beaucoup plus facile.
Ensuite, arrive la délicate question du coefficient de foisonnement. Derrière ce joli terme qui fleure bon la générosité et les statistiques, se cache le pourcentage moyen d’augmentation que présentera le texte cible par rapport au texte source. Pour une traduction de l’allemand en français, généralement, on estime qu’il faut multiplier le nombre de mots par 1,20 (soit un coefficient de foisonnement de +20%).
Mais au fil des tâtonnements j’ai cessé d’appliquer ce coefficient de foisonnement tel quel. Naaaan, trop simple. Je préfère partir du nombre de caractères et non du nombre de mots. Parce que « le nombre de mots », en allemand, ça ne veut pas dire grand chose, vu qu’on a le droit de coller plein de mots ensemble pour en faire de nouveaux (une sorte de valisage permanent). Ainsi,
« Rindfleischetikettierungsüberwachungsaufgabenübertragungsgesetz »
(1 mot, donc, même si ce n’est pas le plus courant) se traduit par « loi sur le transfert des obligations de surveillance de l’étiquetage de la viande bovine » (15 mots), on est donc très loin des 20%.
Du coup, j’applique un coefficient de foisonnement de 10% sur le nombre de caractères. Et l’étape suivante (quel suspense, les amis, quel suspense, j’en ai des frissons moi-même) permet d’ajouter une petite marge de confort à mon calcul .
Si tu me suis toujours, lecteur attentif dont le crâne commence à fumer légèrement de ce blog, j’obtiens ainsi le nombre approximatif de caractères du futur texte cible, c’est-à-dire celui que je rendrai en français.
Comme Cliente A. est habituée à un tarif au mot, je divise le total par six. Parce que six, il paraît que c’est grosso modo la moyenne du nombre de caractères des mots de la langue française. Je ne suis pas allée vérifier, hein, c’est Cliente O. qui me l’a dit et qui utilise cette méthode pour évaluer à l’avance le volume des traductions qu’elle me file (parce que Cliente O., contrairement à Cliente A., a été envoyée sur cette terre par les Bisounours pour me simplifier la vie et me fournir des devis tout faits appelés des bons de commande). Cette division par 6, associée au coefficient de foisonnement de 10% précédemment évoqué, me permet d’obtenir le nombre de mots du texte cible avec une précision acceptable si l’on songe que le but du devis est de donner un ordre de grandeur au client en termes de prix, sans le faire fuir en surévaluant trop le volume du texte final, mais en étant quand même relativement généreux dans l’évaluation, afin de lui éviter une crise cardiaque au moment de payer la douloureuse.
Bon, une fois que j’ai le nombre de mots (fictifs) du texte cible (fictif), je n’ai plus qu’à arrondir à la centaine supérieure, à multiplier ça par mon tarif au mot, à calculer la TVA et à envoyer le tout, zou, à Cliente A. pour validation.
Elle valide toujours.
Systématiquement.
A se demander pourquoi elle veut des devis.
A se demander pourquoi je me donne le mal d’en faire.
A se demander pourquoi j’y consacre une bonne heure à chaque fois (oui, une blonde qui compte, c’est pas rapide).
A se demander…
Pff. Démon sadique et malfaisant, va.